Le regard des sciences sociales sur les corps à l’hôpital
Parmi les dualismes de la pensée occidentale, celui du corps et de l’esprit apparaît sans conteste comme l’un des plus structurants. L’esprit accueille la raison, faculté qui fonde la dignité humaine ; il ne connaît nulle finitude. Le corps, lui, n’est que le siège des plus viles passions, soit rien de plus qu’une enveloppe physique qui répond aux commandements qu’on lui assigne et qui s’use avec le temps. On ne s’étonnera donc pas qu’il ait longtemps eu tendance à être un sujet d’étude et controverses négligé. Aujourd’hui, pourtant, que l’on pense aux avancées technologiques, au retour du paradigme hygiéniste avec la récente crise sanitaire ou aux mouvements féministes, le corps, omniprésent dans nos débats, émerge dans toute sa complexité. Si bien que l’hôpital ne peut plus être appréhendé seulement comme « une machine à guérir (1) » ayant pour seul horizon le traitement des corps.Â
Sans prétention d’exhaustivité, ce dossier propose un regard panoramique sur ces évolutions, à travers les éclairages croisés de patients, praticiens et chercheurs en sciences sociales et la variété des médiums, écrits et visuels, qu’ils ont su mobiliser. Cette diversité empreinte de sensibilité est annoncée dès la couverture de ce numéro de Gestions hospitalières, dans la « ronde bleue » de la dessinatrice Lucile Gomez.
À l’hôpital, les corps de patients se virtualisent, relève tout d’abord Déborah Gasnot, étudiante en histoire et anthropologie, au risque de créer des conflits d’interprétation chez ces derniers entre le Soi et son image. Au risque, aussi, affirment Marc-Olivier Bitker et Raphaël Vialle, chirurgiens, de « regarder plus l’écran que le malade ».Â
Des corps de malades de plus en plus médicalisés : le sociologue Yann Beldame décrypte ainsi l’essor de la chirurgie bariatrique, alors que le corps obèse reste étroitement associé dans nos représentations collectives à des formes de passivité face auxquelles les personnes seraient sommées de se responsabiliser et d’agir. Ces corps de patients affichent également de nouvelles revendications, parfois déstabilisantes pour les soignants. « Aujourd’hui, on choisit son corps » relève à cet égard le socio-anthropologue David Le Breton au cours de son entretien avec Anujana Vathanan, cadre de santé. Autrefois « destin irrévocable », il est devenu « accessoire sur lequel il faut reprendre la main », et ce jusqu’à la fin de sa vie. En témoigne le souhait croissant des personnes âgées – Mai 68 est passé par là – de s’épanouir dans leur vie intime, affective et sexuelle, y compris une fois entrées en établissement, ainsi que l’observe la sociologue Mélissa-Asli Petit.Â
Pareille exigence s’affirme avec force et finesse dans les dessins à l’humour acerbe de Lucile Gomez, qui appelle le corps soignant – et, au-delà , le corps social – à accorder une plus grande attention aux corps pluriels des femmes.
Autant de transformations sociales et technologiques qui ne sont pas sans incidence sur le quotidien des services et sur le vécu de l’activité pour les professionnels, alors même que les incidences de la dernière crise sanitaire continuent de s’observer au quotidien. Une crise sanitaire qui a contribué à effilocher la corporalité du lien des proches aidants, nous dit Gwenaëlle Thual, présidente de l’Association française des aidants, et l’on s’est privé, à tort, de leur expertise et de leurs capacités collectives. Une crise sanitaire qui a également remanié les fondamentaux du contrat social sous-jacent au droit, concernant les cadavres notamment, comme le relève une note de lecture consacrée au dernier ouvrage d’Aloïse Quesne, maître de conférences en droit privé.
Dans une perspective psychanalytique, Caroline Le Roy analyse quant à elle l’inscription corporelle des histoires individuelles et comment les soignants apprennent dans le corps-à -corps de la relation thérapeutique.Â
Dans un contexte de crise systémique du système de santé, il est des corps soignants usés par les « mauvaises fatigues » du codage des actes et de la déconsidération des gestes les plus élémentaires du soin. Mais aussi des moments où ces corps s’oublient dans le travail quand « le plaisir de constater sa propre maîtrise, voire sa virtuosité dans l’exercice fait oublier la peine et la fatigue », suggère le philosophe Eric Fiat.
Quelles perspectives face à ces transformations ? C’est à une clinique du corps que nous invite le Pr Donatien Mallet, prenant appui sur sa pratique des soins palliatifs. Face à une médecine « borgne et manchote », il importe, nous dit-il, de prendre acte de notre intercorporéité et de « redescendre vers le réel » pour en saisir tous les paradoxes. Mais une telle clinique du corps saurait-elle se borner aux seules frontières humaines ?Â
À l’heure de l’Anthropocène, nous faisons corps avec la biosphère, plaide Alexandre Robert, infirmier : tenir compte de l’infiniment petit comme de l’infiniment grand et réinventer un rapport sensible au vivant sont devenus indispensables. Indispensable, la poursuite du débat l’est aussi, alors que les innovations techno-scientifiques permettent de transcender toujours plus les frontières du vivant. C’est ainsi un « corps-sujet-socialisé » qui émerge des consultations lycéennes sur l’édition du génome ou la fin de vie que nous raconte leur organisateur, Sébastien Claeys. Nous rappelant à cette occasion combien ces corps à corps hospitaliers doivent imprégner la société civile et le débat public.
Nicolas El Haïk-Wagner et Loïs Giraud
(1) M. Foucault et al., Les Machines à guérir : aux origines de l’hôpital moderne, Pierre Mardaga, 1979.