Numéro 630 - novembre 2023(dossier)

L’hôpital réduit en chiffres

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“Lies, damned lies, and statistics”

Dans ses vœux aux soignants, le 6 janvier 2023, le président de la République appelait à sortir de la tarification à l’activité (T2A), message repris dans la lettre de mission adressée à l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), le 6 février 2023  par François Braun, invitant à porter une attention particulière sur la réforme engagée par Karl Lauterbach, ministre de la Santé allemand, visant à sortir du cycle de dégradation continue du système de santé pour renouer avec la qualité, la pertinence, l’efficience et l’attractivité. 

En Allemagne, la loi sur « la transparence des hôpitaux » vise à permettre aux patients de comparer la qualité des hôpitaux, les types de prestations offertes, le personnel disponible et les complications recensées. Cet « atlas » des soins hospitaliers servira, dans un deuxième temps, à classer les hôpitaux en fonction de leurs résultats. Ils seront ensuite répartis en trois catégories, des hôpitaux locaux dédiés au soin ambulatoire de proximité jusqu’aux hôpitaux universitaires spécialisés qui prendront en charge les cas les plus graves. L’autre ambition de Karl Lauterbach est de remplacer, d’ici à 2026, le système de rémunération à l’activité par des forfaits pour rémunérer les services rendus, avec deux conséquences attendues : moins d’opérations inutiles et la fermeture en série d’hôpitaux ne répondant plus aux indicateurs de performances attendus. Comme en France, ce système de rémunération à l’acte a conduit à des dysfonctionnements qu’une vaste réforme du monde hospitalier doit remettre à plat. 

En 2019 déjà, la fondation Bertelsmann estimait qu’il y avait trop d’hôpitaux en Allemagne et qu’une réduction significative de leur nombre améliorerait la qualité des soins prodigués aux patients et atténuerait la pénurie de médecins et de personnel infirmier. La fondation dénonçait la multiplication des actes inutiles, les médecins étant mis sous pression pour augmenter le nombre d’interventions. De meilleurs soins ne seraient ainsi possibles qu’avec deux fois moins d’établissements. N’oublions cependant pas que l’Allemagne dispose d’un ratio lits/habitants plus élevé qui lui a permis de traverser la crise Covid plus « confortablement ». 

Du côté français, mêmes constats ! Introduite par la loi du 18 décembre 2003 relative au financement de la sécurité sociale pour 2004, la tarification à l’activité a constitué une réforme majeure dans le financement par l’assurance maladie des établissements de santé. Celle-ci a permis de sortir les établissements publics et privés non lucratifs d’un financement exclusif par dotation qui pénalisait les établissements devant développer leur activité pour répondre aux besoins de la population et qui freinait l’accès aux traitements innovants, alors que le secteur privé commercial était entièrement financé à l’activité, induisant une segmentation de l’offre non souhaitée et non pertinente. Cette réforme a permis de réduire, en dix ans, les inégalités historiques de dotation entre les établissements mais elle s’est vite pervertie dans une course concurrentielle à l’activité d’autant plus exacerbée que dans une enveloppe d’Ondam fermée, l’augmentation en volume signifiait baisse des tarifs. Les professionnels se sont alors engagés dans l’optimisation à outrance de la facturation, la multiplication et la redondance des actes, la sophistication croissante du modèle par la multiplication des tarifs (près de 3 700 tarifs en 2022). La T2A, outil de tarification, est progressivement devenue outil de régulation budgétaire.

L’introduction plus récente de financements dédiés – l’incitation financière à l’amélioration de la qualité (Ifaq) ou les contrats d’amélioration de la qualité et de l’efficience des soins (Caqes) – n’a eu qu’un faible impact tout comme, à partir de 2017, le début de stratégie de diversification des modalités de financement des établissements de santé, faisant davantage de place aux financements par dotations, populationnels et à la qualité. Ces constats sur les effets positifs et négatifs induits par une tarification très majoritairement à l’activité ont été largement documentés et conduisent à accélérer cette transformation vers un modèle de financement mixte des établissements de santé. Il s’agit de revenir sur le caractère central de la tarification à l’activité dans le champ MCO, en amplifiant encore la part de financement par dotations ou sans lien direct avec l’activité, tant pour les missions de soins qu’au titre d’objectifs de santé publique, tout en s’attachant à préserver les acquis positifs de la prise en compte de l’activité réelle des établissements dans leur financement. 

Le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2024 intègre cet objectif : les établissements de santé seront financés par les trois compartiments : activité/objectifs de santé publique/missions spécifiques. La réforme doit à ce titre s’accompagner d’une poursuite des travaux sur la cohérence de l’échelle des tarifs vis-à-vis de l’échelle des coûts. En l’état actuel des travaux, la part du financement à l’activité (tarifs des séjours, séances, consultations et actes externes) baisserait de 5 points dans le total des ressources « assurance maladie » des établissements de santé (Ondam ES). Cette part passerait de 54 % à 49 % entre 2023 et 2026. Sur la période 2019-2026, la part des financements à l’activité baisserait ainsi de 8 points pour passer de 57 % à 49 %.

Il ne faut cependant conclure de cette évolution, que d’aucuns pourraient juger modeste, que la question des inégalités territoriales sera réglée ou que la pression sur les établissements en sera allégée et que la recherche de la performance sera remisée. Après une pause liée à la garantie de financement apportée aux établissements pour traverser la crise Covid, à l’accompagnement du Ségur de la santé et aux aides au désendettement, le réveil s’annonce en effet brutal sur fond d’inflation, de revalorisations salariales, de déficit de la sécurité sociale et des finances publiques. En 2023, le déficit de la sécurité sociale est estimé à 8,8 milliards d’euros, un montant qui devrait rapidement se creuser ces prochaines années pour atteindre 17,9 milliards d’euros d’ici à 2027. 

Quant à l’État, le déficit public atteindra 4,9 % du PIB en 2023, puis 4,4 % en 2024, largement hors des clous européens. À cela s’ajoute une dette de plus de 112 % du PIB (3,013,4 milliards d’euros en mars 2023), avec la menace d’une hausse des taux d’intérêt. À la veille de l’épidémie de Covid-19, la situation financière globale des hôpitaux publics apparaissait dégradée, avec des pertes récurrentes (558 millions d’euros en 2019), et les deux plans d’investissement, Hôpital 2007 et Hôpital 2012, avaient entraîné un triplement de l’endettement financier à hauteur de 30 milliards d’euros en 2019. La charge en intérêts de la dette et une rentabilité déclinante du cycle d’exploitation avaient grevé leur capacité à financer de nouveaux investissements. Pour éviter la spirale du surendettement, les hôpitaux publics ont donc sous-investi depuis dix ans, ce qui a conduit à une vétusté croissante de leurs bâtiments et de leurs équipements.

La réalisation des investissements nécessaires programmée à hauteur de 15,5 milliards d’euros d’ici à 2029 pourrait se traduire par une nouvelle dérive de l’endettement des hôpitaux publics, qui fragiliserait encore davantage leur situation financière. Ce risque est d’autant plus fort que les coûts des projets devront être révisés à la hausse dans un contexte d’augmentation du coût de la construction et de hausse des taux d’intérêt. 

La Cour des comptes estime en conséquence indispensable de revoir la stratégie de programmation, en priorisant les projets ou en étalant leur mise en œuvre dans le temps. Dans ce contexte, l’addiction aux chiffres, la complexification pour simplifier, l’inflation du reporting, la tyrannie des indicateurs, la multiplication des contrôles, évaluations et conseils, la quête de la performance, de l’efficacité et de l’efficience auront de beaux jours devant eux. Or ce sont bien cette mise sous tension permanente, ce fonctionnement à flux tendus qui ont contribué à la crise de l’hôpital et à sa perte d’attractivité, à l’image de nombreux autres services publics embarqués dans le New Public Management, puis la Révision générale des politiques publiques (RGPP) avec le bilan paradoxal de dépenses publiques qui continuent de croître.

Déjà en 1975, l’économiste Charles Goodhart rappelait que ceux qui sont conscients de l’existence d’un système de récompenses et de punitions optimiseront leurs actions au sein de ce système pour atteindre les résultats souhaités. L’indicateur l’emporte alors sur l’objectif. Il est donc plus qu’urgent qu’au-delà de l’évolution des modalités de financement des activités hospitalières, la question de la pertinence, de la gouvernance par les nombres, de la course à la performance et à l’optimisation soient posées. Lies, damned lies, and statistics !

Jean-Michel Budet
Directeur de la rédaction


Ressources

• K. Amri, « Le PLFSS 2024, vers la fin du “quoi qu’il en coûte !” », Finances hospitalières, novembre 2023.

• Assemblée nationale, « Réforme de la tarification étude d’impact PLFSS 2024 », 27 septembre 2023 – www.assemblee-nationale.fr

• Cour des comptes « La tarification à l’activité », juillet 2023 // « La situation financière des hôpitaux publics après la crise sanitaire » octobre 2023 // « Les établissements de santé publics et privés, entre concurrence et complémentarité », octobre 2023 – www.ccomptes.fr

• M. Eddé, La Destruction de l’État, Bouquins, octobre 2023.

• O. Hamant, Antidote au culte de la performance, Tract Gallimard n°50, août 2023.

• S. Hernandez, S. Lamouroux, E. Soldo, Dessiner le management public autrement. Bilan et perspectives, Presses universitaires de Provence, Espaces publics, 2023.

• Igas-IGF, « Amélioration des outils de suivi et de prévision de la situation financière des établissements de santé », janvier 2022.  

• “Lies, damned lies, and statistics” : https://en.wikipedia.org/wiki/Lies,_damned_lies,_and_statistics 

• F. Pierru, « Introduction. L’administration hospitalière, entre pandémie virale et épidémie de réformes », in « L’administration hospitalière, entre pandémie virale et épidémie de réformes », Revue française d’administration publique n° 174, février 2020.

• J. Richet, « Apprécier la situation économique des établissements de santé », Drees, Méthodes n° 3, juillet 2022. 

• R. Salais, « Gouvernance, quantification et droit. À propos d’Alain Supiot, “La gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014)” », Revue française de socio-économie 2016/2 (n°17), p. 185-191.

• A. Sommer, J. de Kervasdoué, « Pour une révolution copernicienne de la gestion financière et comptable des établissements publics hospitaliers. Donner la priorité aux soins ! », mai 2015, in Politiques de santé. Mélanges en l’honneur de Jean de Kervasdoué, Économica, octobre 2015.

• A. Supiot, La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Fayard, 2015.

• J. Vernaudon, « Le poison de la novlangue managériale dans l’hôpital public », LVSS, avril 2022 – lvsl.fr