Le rapport, instrument d’une stratégie d’influence
Le marronnier de Gestions hospitalières qu’est le dossier « L’hôpital au rapport » refleurit en ce mois de décembre 2024… La production de rapports concernant plus ou moins directement l’hôpital et son environnement n’a pas faibli en 2024. Rien d’étonnant à cela au regard des crises que traversent les systèmes de santé, auxquelles tout un chacun pense pouvoir apporter diagnostics et médications. La sélection s’avère, dans ces conditions, toujours difficile tant la production est importante et les auteurs nombreux. Les choix opérés dans ce foisonnement se veulent, à défaut d’exhaustivité, représentatifs des préoccupations qui marquent l’hôpital. La question qui nous taraudait en 2023 était celle de l’initiative et de la participation citoyennes émergentes face à la production institutionnelle d’institutions publiques et privées dont c’est la mission ou la vocation. Il était question de légitimité et de démocratie. Nous en avions illustré l’intérêt et les limites, avec notamment l’exemple des conventions citoyennes ou du grand débat. Autre exemple récent, un projet de décret pour supprimer l’obligation d’organiser un débat public avant d’autoriser les projets industriels qui a fait réagir la Commission nationale du débat public (CNDP) qui, voyant ainsi ses missions entravées, a dénoncé une atteinte au droit environnemental et aux droits des citoyens. Mais la volonté affichée de l’ex-Premier ministre d’exhumer en cette fin d’année 2024 les cahiers de doléances (1) ouverts à la suite du mouvement des Gilets jaunes début 2019 s’inscrit dans cette démarche que poursuivent le Conseil économique et social (CESE), avec sa plateforme de pétitions citoyennes, et la Cour des comptes, en renouvelant pour la troisième année consécutive sa plateforme citoyenne. Cette dernière a recueilli, en octobre 2024, 942 propositions contre 622 en 2023 et 333 en 2022 (2).
Cet appel au citoyen de la part d’institutions, s’il s’inscrit dans un vaste mouvement illustré à l’hôpital par la participation croissante du patient de sa prise en charge à la formation des professionnels, est révélateur d’un questionnement croissant sur la légitimité. Dans ce contexte, comment regarder et qualifier les auteurs de rapports et les institutions qui les mobilisent. Quelle est leur motivation à produire ? Quel est leur mobile (activer, temporiser ou enterrer) ? Quelles sont leurs intentions ? Objectivité, indépendance, stratégie d’influence, instrumentalisation ? Autant de questions auxquelles les producteurs de rapports tentent d’apporter des réponses. Cour des comptes, inspections générales et think tanks se soucient d’apporter des garanties quant à leur indépendance et l’objectivité de leurs productions. À cet égard, deux décisions du Conseil d’État méritent notre attention : l’une concerne les groupes de réflexion, l’autre les inspections générales.
Saisi par l’Institut Montaigne, le Conseil d’État a estimé le 14 octobre 2024 qu’un tel organisme qui se consacre à une activité de réflexion, de recherche et d’expertise sur des sujets déterminés en vue de produire des travaux destinés à être rendus publics, ne saurait, à ce seul titre, être regardé comme un représentant d’intérêts, alors même qu’il entrerait régulièrement en contact avec des décideurs publics, notamment pour faire part de ses conclusions ou promouvoir des propositions de réforme des politiques publiques. Cette affirmation est d’importance car tel n’était pas le résultat de la classification opérée sur ce point par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) en 2023 dans ses lignes directrices de gestion ainsi partiellement censurées, qualifiant par principe tous les think tanks organismes de réflexion, de représentants d’intérêts : «Sont susceptibles d’être qualifiées de représentants d’intérêts en application de l’article 18-2 de la loi du 11 octobre 2013 : – les personnes morales de droit privé, quel que soit leur statut ou leur objet social (y compris celles qui remplissent une mission d’intérêt général ou qui sont reconnues d’utilité publique) : il peut s’agir de sociétés commerciales, de sociétés civiles, d’entreprises publiques, d’associations, de fondations, de syndicats, d’organismes professionnels ou de tout autre structure ayant la personnalité morale, tels que les organismes de recherche ou des groupes de réflexion (think tanks, etc.) […] (3) ».
En validant le 21 juillet 2023 le nouveau statut des inspections générales de l’État issu du décret 2022-335 du 9 mars 2022 relatif aux services d’inspection générale ou de contrôle, le Conseil d’État, qui avait été saisi par une association de membres des Inspections générales de l’administration (IGA), des affaires sociales (Igas) et des finances (IGF), a entériné un texte qui garantit l’indépendance et l’impartialité des membres des inspections générales et de contrôle considérées comme préservées dans le cadre de la réforme de la haute fonction publique et à la mise en extinction des grands corps de l’État après la création du nouveau corps interministériel des administrateurs de l’État. L’ordonnance 2021-702 du 2 juin 2021 portant réforme de l’encadrement supérieur de la fonction publique de l’État précisait dans son article 6 que « les agents exerçant des fonctions d’inspection générale au sein des mêmes services sont recrutés, nommés et affectés dans des conditions garantissant leur capacité à exercer leurs missions avec indépendance et impartialité ». Saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel avait par ailleurs jugé le 14 janvier 2022 qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur une question prioritaire de constitutionnalité portant sur cet article 6 car aucune exigence constitutionnelle n’impose que soit garantie l’indépendance des services d’inspection générale de l’État. Le décret du 9 mars 2022, fixe des dispositions communes relatives à la nomination de ces agents et à leur fin de fonctions qui garantissent l’effectivité de l’indépendance des agents dans l’exercice de leurs missions. Les chefs de service sont chargés de veiller à la qualité et à l’impartialité des travaux et chaque service se doit d’élaborer une charte comportant l’énoncé des principes déontologiques et de bonnes pratiques propres à en assurer le respect (4).
Nous voici donc « rassurés » ou plutôt « réassurés » sur l’indépendance des rapporteurs. Dans les faits, ces organismes défendent des idées et cherchent légitimement à influer sur la décision publique. Il convient alors de considérer le rapport public comme un objet d’études à part entière porteurs d’effets propres, multiples, induisant du changement dans le débat et l’action publique. Idéalement le rapport est défini comme un moyen de fournir au décideur politique, confronté à un problème public, l’information lui permettant d’effectuer un choix entre plusieurs solutions. La production d’un rapport public confère aux autorités commanditaires une légitimité à gouverner de type procédural. Sa commande permet aux décideurs de donner à voir, aux citoyens notamment, un exercice a priori rationnel de balance des arguments et des points de vue vis-à-vis d’un problème public et de ses solutions. Loin de se limiter à un effet immédiat, les rapports publics ont une vie après leur publication. Elle ne dépend alors plus totalement de leurs rédacteurs ni de leurs commanditaires. Parmi les effets secondaires figurent la création d’une communauté de pensée, un impact éducatif et d’adhésion. Les rapports sont aussi l’objet de stratégies de diffusion y compris dans le choix de la date de leur publication. Ainsi et à titre d’exemple, sur 256 rapports réalisés en 2022-2023 par l’Inspection générale de l’Éducation nationale, seuls 30 ont été rendus publics (5).
On le voit bien la production de rapports obéit à une stratégie d’influence dont les commanditaires et les auteurs cherchent toujours d’avantage à convaincre de leur légitimité. La publication par la Cour des comptes fin octobre 2021 d’une douzaine de notes sur les grands enjeux auxquels il sera essentiel de s’atteler dans les cinq ou dix ans à venir avec l’objectif d’alimenter le débat public avant l’échéance de l’élection présidentielle d’avril 2022 en est la parfaite illustration, au risque de voir accusée de cantonner le débat dans le « cercle de la raison » théorisé en 1995 par Alain Minc (6).
Jean-Michel Budet
Directeur de la rédaction
Gestions hospitalières
Notes
(1) Durant deux mois en 2019, on a assisté à une moisson d’idées, de doléances. Autour des thèmes arrêtés par le chef de l’État (fiscalité, modèle social, démocratie, institutions, transition écologique et diversité, immigration, laïcité), ce sont plus d’un million de Français qui ont participé au Grand Débat national.
La moitié d’entre eux ont répondu directement via la plateforme mise en ligne, 500 000 autres ont participé aux réunions d’initiatives locales autour des maires. Au total, 160 000 contributions ont été formulées dans le cadre de ces réunions, soit 400 000 pages réparties dans 16 000 cahiers. www.rendezlesdoleances.fr/association/
C. Gentilhomme, « Six ans après les “gilets jaunes”, Michel Barnier à la recherche des cahiers de doléances », Le Figaro, 16 novembre 2024.
www.lefigaro.fr
(2) Plateforme citoyenne de la Cour et des chambres régionales et territoriales des comptes, contributions 2024 https://participationcitoyenne.ccomptes.fr
(3) Conseil d’État, 14 octobre 2024, institut Montaigne, 472123-475251-487972.
HATVP, « Nouvelles lignes directrices relatives au répertoire » (entrées en vigueur le 1er octobre 2023) – www.hatvp.fr
(4) Déontologie des corps d’inspection :
• Décision du 29 mai 2024 relative à la charte de déontologie de l’inspection générale des finances – www.legifrance.gouv.fr
• Décision du 27 juin 2024 relative à la charte de déontologie de l’inspection générale de la justice – www.legifrance.gouv.fr
• Décision du 7 février 2024 relative à la charte de déontologie de l’inspection générale des affaires sociales – www.legifrance.gouv.fr
• Déontologie à l’Igas : organisation et bonnes pratiques – www.igas.gouv.fr
(5) F. Jarraud, « Les silences de l’Inspection générale », Le Café pédagogique, 13 mars 2024.
V. Caby, S. Chailleux, « Pour une sociologie des rapports publics. Effets symboliques et configurations d’écriture des outils d’aide à la décision », Revue internationale de politique comparée, avril 2019, vol. 26, p. 7-31.
(6) « Les élites, le peuple, l’opinion. Alain Minc : entretien avec Marcel Gauchet », Le Débat, Gallimard, n°85, 1995/3, p. 55-65.