Suicides d’internes, de médecins, d’agents hospitaliers, l’hôpital n’échappe pas aux conséquences fatales(1) de ce qu’il est convenu d’appeler les risques psychosociaux. Les conditions d’exercice des professionnels de santé se sont profondément dégradées au fil des années sous l’effet de l’accroissement de la productivité individuelle et collective attendue, de rythmes de travail subis, de réduction des moyens, d’une exigence accrue des usagers et évaluateurs, du déferlement des protocoles, normes et contrôles, de la pression de la traçabilité numérique, de situations de harcèlement, de violences verbales et physiques(2), d’épuisement, d’usure, de lassitude, de perte de sens, de « bricolage » de solutions au sein des services… Cette tension extrême s’est traduite par des mouvements sociaux, des attentes formulées en termes de reconnaissance et par la perte d’attractivité des fonctions hospitalières dans un contexte plus global de libération de la parole. Trente ans après le slogan « ni nonnes, ni bonnes, ni connes » du mouvement infirmier, l’esprit carabin(3) et ses pratiques, les discriminations ne sont plus acceptés. La pandémie Covid s’est traduite par une mobilisation exemplaire de ces professionnels qui a pu faire oublier un temps ce constat général de burn-out et de révolte. Comme toujours en cas de crise, les hospitaliers ont retrouvé le sens de leur engagement, mais la charge et la durée de cette mise sous tension n’ont fait qu’exacerber leur état d’épuisement sans possibilité de récupération. La reconnaissance statutaire issue du « Ségur » de la santé, celle de la Nation symbolisée par les médailles, bien qu’appréciables, ne répondront pas aux attentes tant qualitatives que quantitatives de ces professionnels de santé et n’effaceront ni leur souffrance souvent sourde, incolore, mais pourtant bien réelle, ni leur part de tribut dans la pandémie(4). Sans se traduire par des situations extrêmes comme celles évoquées d’entrée, la dégradation des conditions de travail pèse lourdement. En 2020, en augmentation, le taux d’absentéisme(5) dans les hôpitaux français se situait en moyenne entre 9,5 % et 11,5 % à comparer aux 5,11 % de la moyenne nationale avec, comme conséquences délétères :
- une fatigue extrême des personnels soignants,
- des violences psychologiques à l’encontre des personnels infirmiers,
- des risques sur la sécurité et la qualité des soins dispensés aux patients,
- des pénuries de professionnels.
Ces facteurs de dégradation sont largement partagés par l’ensemble des salariés. Mais si les changements organisationnels et les contraintes de rythme de travail se sont accrus partout, cette intensification a été plus marquée ces dernières années dans la fonction publique que dans le secteur privé. Il est dès lors de l’intérêt de tous de rechercher les voies de rétablissement d’une qualité de vie au travail (QVT), source d’épanouissement personnel et de réussite collective, selon l’adage qui veut qu’un salarié heureux est moins absent, moins malade, plus efficace, loyal, etc. Le bonheur du salarié n’est pas seulement à son avantage, il contribue aussi à la prospérité de l’entreprise, à son chiffre d’affaires, son image de marque, et influe sur tous les autres inducteurs clés de performance. La QVT est donc à l’ordre du jour dans le monde de la santé comme ailleurs et la prise de conscience de l’État et des employeurs publics se traduit par de premiers engagements.
Déclinaison de la loi de transformation de la fonction publique parue en août 2019, l’ordonnance du 17 février 2021 relative à la négociation et aux accords collectifs dans la fonction publique élargit ainsi fortement la liste des thèmes ouverts à la négociation, dont les conditions et l’organisation du travail, en particulier les actions de prévention dans les domaines de l’hygiène, de la sécurité et de la santé au travail, le temps de travail, le télétravail, la qualité de vie au travail, les déplacements domicile/travail et les impacts de la numérisation sur l’organisation et les conditions de travail. La stratégie nationale « Prendre soin de ceux qui nous soignent », reprise intégralement dans « Ma santé 2022 », s’attache à promouvoir une meilleure qualité de vie au travail au bénéfice direct des professionnels de santé mais aussi de la qualité et de la sécurité des soins délivrés aux patients. Aux côtés des contrats d’amélioration des conditions de travail (Clact), depuis fin 2015, des établissements de santé, des agences régionales de santé et des associations régionales de l’amélioration des conditions de travail (Aract) sont engagés dans l’expérimentation de démarches de QVT sous la curieuse dénomination de « clusters sociaux »(6). Les initiatives se multiplient, censées répondre à ces attentes et constats formulés par les professionnels de santé : contraintes horaires, physiques, manque de reconnaissance, insécurité, conflits de valeur, rapports sociaux dégradés, manque d’autonomie, exigences émotionnelles.
Devenue une valeur, la QVT fait l’objet de toutes les attentions : développement de baromètres, d’indicateurs, de normes, intégration dans les bilans sociaux, fondement de la responsabilité sociale et environnementale (RSE) désormais prise en compte par les agences de notation, création de plateformes de services, de référents du type « manageurs du bonheur »(7), de dispositifs de médiation…Â
Nous proposons dans ce dossier dédié aux conditions d’exercice, aux métiers et à l’attractivité d’ouvrir ce partage d’expériences et de réflexions autour de questions qui engagent l’avenir des établissements de santé et médico-sociaux et que devront intégrer les réponses à venir en termes de moyens, de gouvernance, de transformation numérique et de pertinence du plan d’investissement massif annoncé, sans oublier les métiers du grand âge et de l’autonomie.
Jean-Michel Budet
Directeur de la rédaction
Encadré
QVT, initiatives
• HAS certification 2020 : le référentiel intègre l’évaluation de la gestion du leadership, des équipes et de la qualité de vie au travail - www.has-sante.fr
• Une équipe Inserm de l’université de Bordeaux travaille à la construction d’un indicateur de la QVT en établissement de santé : IndiQateur-H - https://indiqateurh.fr
• Inscription dans le projet du CHU de Bordeaux d’une offre regroupant tout un panel de services pour l'ensemble de ses 14 000 salariés et positionnement d’une direction de la QVT
• Création à l’AP-HP de la plateforme de services Hoptisoins visant 40 000 personnels inscrits d’ici à l’été 2021 : www.hoptisoins.aphp.frÂ
• Hauts-de-France : l’ARS va consacrer 900 000 € entre 2020 et 2022 au soutien de 62 actions d’amélioration de la QVTÂ
• « Qualité de vie au travail (QVT) : les 20 propositions de la FHF », newsletter, juin 2018 - www.fhf.fr
• Le Centre national de gestion (CNG) prévoit une instance nationale QVT pour les praticiens hospitaliers - www.cng.sante.fr
• La charte de la médiation pour les personnels des établissements publics de santé, sociaux et médico-sociaux du 30 août 2019 en complément de la mise en place d’un Observatoire national pour la qualité de vie au travail. Ordonnance n° 2021-174 du 17 février 2021 relative à la négociation et aux accords collectifs dans la fonction publique - www.legifrance.gouv.fr
• Le rapport social unique (RSU) à compter du 1er janvier 2021, instauré par l’article 5 de la loi de transformation de la fonction publique du 6 août 2019
• HappyTech, l’innovation technologique au service du bien-être en entreprise (wellbeing), créée à l’initiative des jeunes pousses du secteur (projet de l’Essec de monter une chaire dédiée « Make your employee life great again ») - www.happytech.life
(1) Observatoire de la souffrance au travail (Osat)/Action praticiens hôpital (APH) – aph-france.fr
(2) Observatoire national des violences en milieu de santé, ministère des Solidarités et de la Santé – solidarites-sante.gouv.fr
(3) Anemf, Résultats de l’enquête sur les violences sexistes et sexuelles, mars 2021 – www.facebook.com/anemf.orgÂ
(4) 72 832 professionnels en établissement de santé (PES) infectés du 1er mars 2020 au 8 mars 2021. www.santepubliquefrance.fr
(5) Drees, « Arrêts maladie dans le secteur hospitalier : les conditions de travail expliquent les écarts entre professions », Études et résultats, n°1038, novembre 2017 – drees.solidarites-sante.gouv.fr
(6) Anact, « Des clusters pour innover : partenariat avec la HAS et la DGOS », septembre 2016 – www.anact.fr
(7) Le responsable du bonheur, ou chief happiness officer (CHO) – www.cidj.com