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Numéro 551 - décembre 2015(dossier)

La e-santé

Temps de lecture : 5 minutes

Au service de qui ? Comment ?

On affiche la e-santé au service des patients, de leurs proches et des professionnels du soin à domicile. Affirmer autre chose serait inconvenant, politiquement incorrect. Et pourtant ! Nous avons réuni dans ce dossier quelques articles relatant des expériences de mises en œuvre déjà anciennes qui se sont déroulées et qui sont appelées à durer, à Parthenay dans les Deux-Sèvres, en région Rhône-Alpes, en Isère, sur le plateau du Vercors et à Lyon. Il y en a d’autres, bien évidemment, ce thème reste porteur, les autoroutes de l’information médico-sociale seront moins onéreuses et plus rentables en image que l’entretien des routes pour les conseils départementaux. Les auteurs de ces expériences ont une ancienneté qui permet de constater des axes et des pistes de travail fort intéressants.

À la lecture de ces articles, on s’aperçoit que la caractéristique commune de ces mises en place d’outils informatisés est d’avoir réussi parce que proposées à des organisations préexistantes. Des groupes de professionnels qui s’étaient construits sur la coordination, la coopération de professionnels du soin, voire du social, et qui ont travaillé dans le silence pour mettre en place des formes d’accompagnement des patients dépendants et très dépendants à domicile. Ce genre de réussite est évidemment moins « sexy » qu’une application pour Iphone…

Déjà, lors de la mise en place des outils télématiques via le Minitel, même constat. Les réussites en santé avec ces outils révélèrent que leur prise en main était liée à des groupes déjà organisés sur le territoire, qui amélioraient leurs performances grâce à une plus grande rapidité dans les échanges et de plus grandes quantités d’informations échangées.

Ce ne sont pas les outils qui ont fédéré des professionnels aussi différents que les professionnels de santé et ceux du social ; ce sont les individus qui travaillaient déjà en partenariat qui se sont approprié ces outils et qui en ont permis l’évolution et la montée en performance. C’est moins l’intérêt des patients que celui des professionnels qui a assuré le succès de ces outils. Mais aujourd’hui, la prise en main par le patient de ses conditions de vie, de ses choix de soins, devient un ressort qui lui est favorable. Il faut y réfléchir. Cette observation voudrait que nos tutelles soient bien inspirées dans la mise en place des expérimentations de territoires de soins numériques (TSN), pour parler de projets récents, de porter moins d’attention financière aux opérateurs techniques et de renforcer les moyens des organisations humaines déjà en place (et non promises à venir). Seuls les conseils départementaux et les municipalités impliquées dans les soins à domicile ont appuyé les mises en place de ces outils pour contrôler l’effectivité des prestations réalisées par les associations d’aide à domicile.

Dans le domaine des outils informatisés en santé, les squatters des subventions sont en embuscade. Et ils sont légion. Le fait que leurs outils soient peu performants et que les utilisateurs désignés les délaissent ou se plaignent sans cesse de leur manque d’ergonomie, voire de performance, n’a guère d’incidence sur leurs évolutions ; le marché n’est pas économique mais politique. Au niveau des décideurs/financeurs, il faut attendre un renouvellement de générations pour que des geeks boostent les projets, sachent de quoi on parle et ce que l’on peut imaginer avec ces réseaux. Question de temps !

Une seconde dimension manque dans nos réflexions, celle des comportements professionnels liés aux effets de la démographie des professions de santé. Aujourd’hui, nous sommes sous tension du manque de disponibilité de nombreux médecins généralistes pour effectuer des visites à domicile et d’infirmières libérales acceptant des soins longs ou multiples et, de ce fait, peu rémunérateurs…

Pour des raisons d’âge, de fatigue, de difficultés de stationnement dans les villes, d’une demande en forte croissance à son cabinet, le médecin traitant n’est plus contraint de faire des visites. Il est, de droit, libéral, avec ce que cela comporte comme risques et contraintes qu’il assume seul ; il est libre de son mode de relation avec les patients. Donc, confier au médecin traitant la charge de coordonner les professionnels de santé et ceux du social autour d’un patient complexe à son domicile, sans gain apparent pour lui, relève de l’utopie, à moins que ce ne soit le mythe dont nous avons besoin pour penser notre système de soins.

Nous ne sommes plus dans les années 1990 où le thème de la pléthore médicale revenait en force dans les discours professionnels, où l’Assurance Maladie, dans une vision arithmétique de la relation entre l’offre de soins et la croissance de la consommation, proposa des départs anticipés à la retraite pour les généralistes.

Je me souviens avoir participé, en ces temps anciens, à une étude faite avec des financements de la Mission recherche expérimentation (Mire) sur les 120 médecins généralistes installés à Saint-Étienne intra muros. Cent dix-neuf acceptèrent de recevoir les interviewers. Il en ressortit une information fabuleuse : nombre de médecins se battaient pour maintenir à domicile leurs patients âgés très dépendants car, suite à une hospitalisation liée à un état grave, ils ne revenaient guère à leur domicile. Or, à cette époque, un malade perdu n’était pas remplacé rapidement, il n’y avait pas de file d’attente, une clientèle médicale se cédait à titre onéreux, ce qui n’est plus le cas. Certains des médecins interrogés notaient dans le dossier de leurs patients âgés les numéros de téléphone des voisins, amis, famille, pour les interpeller et se faire interpeller dans les situations de crise ; l’entourage leur servait de vigie. Ces médecins étaient de véritables coordonnateurs, ils organisaient l’accompagnement des personnes malades.

On rêve en se remémorant cette époque face à la situation actuelle où nombre de patients incapables de se déplacer n’ont pas de médecin traitant et pour lesquels les cabinets infirmiers doivent être suppliés pour les prendre en charge. Le résultat est qu’il faut mettre en place des structures ad hoc. Et il n’en manque pas ! Les centres locaux d’information et de coordination (Clic), les maisons pour l’autonomie et l’intégration des malades d’Alzheimer (Maia), les réseaux de santé, les coordinations des centres communaux d’action sociale (CCAS), les « référents parcours de santé »… Tous feraient la même chose s’ils s’en donnaient la peine, mais tous appartiennent à un club différent. Histoire d’un marché politique et non d’un marché dominé par une rationalité technico-économique.

Ce sera une troisième et dernière observation. L’absence d’un « marché économique » et l’impossible organisation de l’offre de soins autrement que dans une démarche bureaucratique est un constat ancien. Le regretté Michel Frossard, directeur du centre pluridisciplinaire de Grenoble et professeur des universités en économie, proposait en 1999 un programme de recherche sur le passage de la demande potentielle d’usage de ces outils, encore en préfiguration, à la demande réelle par une méthode d’analyse de la propension à payer, afin de tracer des lignes directrices de financement.

Aujourd’hui, les modèles économiques que l’on sent proches de la e-santé sont ceux des sociétés qui réalisent les transactions pour les parkings publics, le paiement des PV issus des radars sur les routes, le paiement des péages autoroutiers…

À chacune des transactions financières, quelques centimes sont prélevés sur l’échange monétaire. Le volume des transactions rend les opérations rentables pour les gestionnaires des outils informatiques. Dans la santé, où des millions de transactions quotidiennes ont lieu, la recherche porte sur le même modèle sauf que, pour l’instant, les échanges d’informations entre les professionnels de santé et les caisses primaires d’assurance maladie, les assurés et leurs mutuelles, les hôpitaux et les professionnels de santé de ville (dossiers médicaux, prises de rendez-vous…) ne donnent lieu à aucun échange monétaire pouvant faire l’objet d’un minime prélèvement. Les systèmes d’information développés par les agences régionales de santé (ARS) pour la coordination des professionnels ne donnent lieu à aucun échange monétarisé. Sans doute est-ce là aussi l’une des explications de leur peu de performance et de la défiance constatée à leur encontre par les professionnels au premier chef concernés…

La e-santé aura du mal à trouver son modèle économique dans le contexte d’une économie de la subvention, à moins que les assureurs complémentaires entrent davantage dans le jeu. Ils seront les moteurs s’ils développent des stratégies commerciales et financières axées sur la performance des prises en charge à domicile pour abaisser les recours inutiles et penser des stratégies de substitution à l’hospitalisation. Les assisteurs pointent doucement leur nez sur ce marché via la téléalarme, ô combien rentable. Ils ont des moyens d’investir que les ARS n’ont pas. l